Quand l’actualité politique emprunte allègrement les chemins de la médiocrité, que l’exemplarité de nos in-dignes représentants fait défaut, les citoyens sans charge honorifique, otages de la pathétique bouffonnerie qu’on nous sert régulièrement comme une nouveauté, peuvent se replonger dans les classiques. Cela ne rapporte ni véhicule rutilant, ni tickets-carburant ; n’en espérez qu’un peu de nourriture pour l’esprit.
Dans les mers dangereuses, du moins pour les hommes, de la mythologie grecque, vivent deux horribles monstres. Les bateaux qui s’aventurent dans ces eaux peu recommandables ont toutes les chances d’être aspirés par un tourbillon à la bouche vorace : c’est le premier monstre, Charybde. Pour l’éviter, il faut s’éloigner des Planctes, roches mobiles qui écrasent les bateaux et prendre le large. Mais il faut s’abstenir de crier victoire trop vite ; l’épreuve suivante consiste à affronter le monstre Scylla : son corps est surmonté de six têtes de chien qui engloutissent les malheureux bateaux égarés là où il ne faut pas être. Plus d’un marin inconnu y a laissé la vie ; seuls des héros de l’envergure d’Ulysse aux mille ruses ou de Jason, capitaine des Argonautes réchappent de l’aventure.
Pourquoi une digression dans la mythologie grecque quand l’heure est grave au Parlement ? Parce que, depuis plus de trois décennies, nous nous plaisons à répéter que le pays tombe de Charybde en Scylla. Pour poursuivre dans la même veine mythologique, nous espérons donc un héros. Ou plusieurs. Sur cette question, nous n’avons pas encore tranché de manière définitive.
Pour ne pas retomber trop vite sur terre, ou plutôt entre Charybde et Scylla, promenons-nous avec le génial Daniel Tammet, autiste Asperger et auteur d’un jubilatoire essai sur « la poésie des nombres ». On y apprend que « pour les Bédouins qui vivaient avant l’époque de Mahomet, le temps n’existait pas. Ou, plutôt, ils le concevaient comme une brume qui les enveloppait et les affaiblissait, sans forme claire, sans rythme précis ». Surprenant… Nous ne sommes pas dans l’Arabie préislamique mais par moments nous nous comportons comme si le temps n’existait pas. Ou, plutôt, comme s’il ne nous était pas compté.
L’essai de Daniel Tammet s’intitule « L’éternité dans une heure ».
Si entre deux décisions d’importance cruciale pour la nation, ceux que nous avons mandatés pour faire de cette île un pays de lait et de miel s’accordaient le temps de nourrir leur esprit à la lumière de la sagesse des mythes, peut-être nous épargneraient-ils ces pantalonnades qui ne font peur ni à Charybde ni à Scylla.
Kemba Ranavela
*Daniel Tammet, L’éternité dans une heure. La poésie des nombres. Les arènes, 2012.